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Les Nouvelles

Le Phénix

La nouvelle "Le Phénix" a toujours occupé une place à part dans mes écrits de la période 1971-81. Très vite, j’ai compris qu’elle décrivait une situation qui ne cessait de se reproduire dans ma vie, précisément dans mes relations avec mes amis.

Elle est née en 1972. J’avais lu dans un journal de télévision l’annonce de la diffusion du film d’André Delvaux : "Rendez-vous à Bray". Le sujet de cette œuvre étrange était ainsi résumé : Un homme se rend à Bray au rendez-vous que lui a fixé un ami qu’il n’a pas vu depuis longtemps. En arrivant, il tombe sur une mystérieuse jeune femme brune…

Sans avoir vu le film j’imaginai que sous les traits de la mystérieuse femme brune se cachait l’ami. Sur cette base, j’écrivis un petit texte de cinq pages. Puis je vis le film. Ce n’était pas tout à fait ce que j’avais imaginé, mais pas loin. Je me crus donc autorisé à écrire, sur le même thème, une toute autre histoire…

Le récit est mené à la première personne par le personnage central, Daniel.

L’histoire

Au début de la nouvelle, Daniel a le nez collé au carreau de la fenêtre de la petite chambre qu’il loue sous les toits, rue d’Assas. C’est un petit matin d’automne. Dominant le jardin du Luxembourg, Daniel regarde les étudiants et les professeurs qui se pressent à leurs cours. Mais il s’intéresse surtout aux petites bonnes du quartier, qui vont promener les enfants de leurs maîtres, et aux étudiantes, avec l’espoir que l’une d’elles lèvera le nez vers sa fenêtre et apercevra le jeune homme sympathique et viril qui, tout nu derrière les carreaux, se languit d’elles.

Mais il se demande quelle femme pourrait s’intéresser à un pauvre hère comme lui ! Voilà des mois qu’il est rentré d’Amérique du Sud. Son aventure là-bas a été un tel fiasco qu’il n’a même pas trouvé le courage de la raconter dans un article, alors qu’une revue était disposée à le publier. Il vit coincé dans son découvert bancaire, tentant de refaire surface et de s’acclimater de nouveau à la vie française.

Il est venu s’installer dans cette chambre très étroite à cause du quartier. C’est là qu’il fut un temps barman, dans un café voisin de la faculté de droit d’Assas où son ami Gérard faisait ses études.

A cause du froid, il quitte la fenêtre et va s’allonger sur son matelas. Il pense aux petites bonnes du quartier.

Sa rêverie est interrompue par le bruit de la concierge dans les escaliers. Elle frappe à sa porte. Comme il n’a pas payé son loyer depuis belle lurette, il ne répond pas. La femme s’accroupit pour voir sous la porte s’il n’est pas là. Daniel saute de son lit et se pend à la grande poutre de la chambre. La concierge se relève après lui avoir rageusement lancé le courrier sous la porte.

Au milieu des factures, Daniel découvre une enveloppe beige sur laquelle son adresse a été écrite à l’encre marron. Il ne voit qu’un homme capable d’un tel raffinement, c’est justement Gérard. Mais comment pourrait-il savoir qu’il est ici ? Depuis son retour, il n’a contacté personne, et pas Gérard, bien sûr !

Il déchire fébrilement l’enveloppe. Il a vu juste, c’est bien Gérard qui lui écrit. Un message très court, qui dit seulement :

Je t’invite à passer le week-end prochain dans l’île que je possède au large des côtes bretonnes. Tu prendras le train jusqu’à Saint-Brieuc. Là, un car te mènera jusqu’à l’aéro-club de L’aigle où l’on te remettra un plan de vol permettant d’accéder à l’île Grande.

Signé, Gérard.

Quel contraste avec les flots de littérature qu’il écrivait à Daniel chaque fois qu’une variation de son humeur lui laissait craindre qu’il l’aimait moins.

Daniel est très surpris : comment Gérard a-t-il pu retrouver sa trace ? Sa lettre, trop courte, soulève une foule de question. Gérard avait fait des études économiques. Il devait s’engager dans une carrière commerciale. Que diable faisait-il sur une île ? Etait-ce sa demeure principale ou une villégiature de vacances ? Et pourquoi cet aéro-club ? A-t-il lui-même, suivant son exemple, appris à piloter ? Est-ce le seul moyen de gagner son île ?

Pour répondre à toutes ces questions, Daniel n’a pas d’autre solution que de répondre à l’invitation de Gérard. Et, de toute façon, il est enchanté de le revoir. De tous ses amis, c’est le seul qu’il a regretté de laisser en France quand il est parti s’installer au Pérou.

Le lendemain, Daniel se retrouve dans le train en direction de Saint-Brieuc. Cela lui rappelle le départ pour Lima, cinq ans auparavant, avec les six membres de la petite expédition que son ami Joël avait réunie — des “illuminés”, disait d’eux Gérard. Il y avait là des infirmières, des médecins, des architectes et quelques aventuriers, comme lui, qui avaient décidé de tout plaquer pour aller s’occuper des indiens qui croupissaient dans les bidonvilles de Lima ! La veille, une dernière fois, il avait tenté de convaincre Gérard de les accompagner, mais il avait refusé. Une violente dispute avait même éclaté entre les deux amis.

Gérard avait reproché à Daniel de partir uniquement pour satisfaire son goût des voyages. S’il voulait soulager la misère humaine, il lui suffisait d’aller aux portes de Paris ! Daniel, qui était issu d’un milieu populaire, avait très mal pris ce reproche. Et pour couronner le tout, Gérard lui avait prédit l’échec de leur entreprise : ces indiens étaient trop soumis à la religion. Ils ne pourraient rien en tirer. Daniel reprocha à Gérard d’avancer des arguments religieux pour masquer son égoïsme. Il ne voulait pas quitter le confort de la maison de ses parents, c’était tout !

Peu de temps après son arrivée à Lima, Daniel avait envisagé d’écrire à Gérard mais il avait été accaparé par ses tâches sur place et il ne l’avait pas fait.

Daniel arrive à Saint-Brieuc et se rend en car à l’aéro-club. Là, on lui remet les clefs d’un Cesna et un plan de vol. Tout est parfaitement organisé ! Daniel reconnaît bien là le soin de Gérard. Il questionne l’homme de l’accueil mais celui-ci ne peut guère lui donner de renseignements sur Gérard qui ne fréquente pas l’aéro-club. Il a loué l’appareil par téléphone.

Daniel suit les indications du plan de vol et arrive bientôt en vue de l’île Grande, dont il fait un rapide survol avant de se poser sur la grande piste qui barre l’île de part en part. Comme prévu, il range l’avion à l’abri dans un hangar puis se rend à pied au petit manoir où habite Gérard.

La porte est ouverte, il pénètre dans le grand salon et s’assied dans un des profonds canapés. Le cadre respire le luxe et la sérénité. Chaque détail lui rappelle son ami Gérard. C’est bien lui le maître des lieux !

Il pense qu’il est au-dehors, qu’il a dû entendre le bruit de son avion et qu’il va arriver. En l’attendant, il se verse un verre de whisky et s’allume un cigare qui lui tend les bras…

Il espère que Gérard l’a invité pour le plaisir de revoir un ami et non pas pour lui montrer sa réussite. Elle semble évidente. Lui, il est rentré du Pérou plus pauvre encore qu’il ne l’était en partant. Car, au moins, en partant, il était riche d’illusions ! Il espère que Gérard ne va pas trop lui faire remarquer qu’il avait eu raison de le prévenir qu’il courait à la catastrophe. En attendant, il n’a pas perdu son temps et s’est enrichi. A l’époque où il allait en faculté d’Economie rue d’Assas, il se voyait bien volant de capitale en capitale pour ses affaires, à bord d’un jet privé dont Daniel serait le pilote… Après tout, il l’a peut-être invité pour lui proposer un travail de ce genre. Est-ce qu’il accepterait de travailler pour son ami ? Pourquoi pas ? Un été, Gérard avait dû descendre dans le midi surveiller des travaux dans une maison de son père. Il avait proposé à Daniel de le conduire là-bas en avion. Pendant que Gérard avait réglé ses problèmes, il avait passé ses journées sur la plage à draguer les petites provençales… Il se voyait bien recommencer : Gérard ferait son business et lui irait draguer les filles du coin.

Daniel sort de ses pensées. Voilà une bonne demi-heure qu’il a atterri et Gérard ne se montre toujours pas… Intrigué, il décide de sortir. Soudain, le voilà confronté au plus étrange des spectacles : dehors, la végétation semble avoir poussé à une vitesse folle. Les sages pelouses qui entouraient le manoir sont maintenant des jungles dont les herbes sauvages atteignent plus d’un mètre de hauteur ! Que se passe-t-il ?! Daniel, un peu inquiet, se demande ce qu’il y avait dans le whisky… A moins que ce ne soit les vapeurs du cigare qui lui ont troublé les sens. S’est-il endormi pendant des siècles ?
L’angoisse de Daniel monte rapidement. Il se précipite vers la piste d’atterrissage et ce qu’il voit le laisse muet : le piste aussi est envahie de mauvaises herbes. Pire, ouvrant le hangar, il découvre que son Cesna est rouillé jusqu’à la moelle, comme s’il avait séjourné là des années sans soin ! Mais quelle folie s’est donc emparée de l’île ?! Le temps semble avoir défilé à l’accéléré.

Il veut se rassurer. Il retourne au manoir, en se disant que Gérard est peut-être arrivé entre-temps. Mais non, le manoir est vide. Cependant, une surprise de taille l’attend : tout l’intérieur est envahi par la poussière et les araignées ! Mais surtout, une forte odeur de moisi le prend à la gorge, qui semble venir d’une pièce voisine du salon. Il se dirige vers la porte et la pousse en se bouchant le nez. Il manque de vomir en voyant un bien cruel spectacle. Sur le lit de la chambre, gît un corps rongé par la vermine. Ce corps, pas de doute possible, c’est celui de Gérard !

Daniel croit bien devenir fou, mais il se jette dans l’action. Il décide de quitter l’île au plus vite. Malgré sa répulsion, il enveloppe le corps de Gérard dans une couverture et, le portant à bout de bras, court vers un petit appontement qu’il a vu pendant son survol de l’île, et où il sait qu’il y a une barque. Hélas ! Quand il tire sur la corde, la barque se désagrège en mille morceaux qui se mettent à flotter… Quelle main malveillante cherche-t-elle à lui couper ainsi toutes les voies qui lui permettraient de quitter l’île ? Pourquoi cherche-t-on à le retenir dans cet enfer, dans ce lieu maudit où le temps s’est affolé et a tué son ami ?

Daniel, toujours très concret, teste la solidité de l’appontement. Il se dit que, le lendemain, il construira un radeau avec ses planches et regagnera le continent à la rame. Pour l’heure, il décide d’aller enterrer son ami dans le seul endroit sablonneux de l’île. Il lui creuse une tombe, il plante une croix, puis ensevelit Gérard. Un long moment, il reste devant la croix, non pour prier, mais pour honorer la mémoire de son ami.

Il se souvient de leur première rencontre. Les parents de Gérard venait de s’installer dans la ville. Daniel l’avait vu débarquer dans le petit bureau de la maison de jeunes, un soir où il était de permanence. Il ne ressemblait pas aux autres jeunes. Il était correctement habillé et s’exprimait dans un excellent Français. Très poliment, il avait demandé à Daniel quelles étaient les formalités pour s’inscrire et s’il pouvait rencontrer le responsable de l’atelier cinéma. Or, ce responsable, c’était Daniel lui-même !

L’intégration de Gérard parmi la dizaine de membres qui constituait l’atelier cinéma s’était mieux passé que Daniel ne l’avait craint, tellement Gérard était différent. Un des jeunes, qui pratiquait la boxe, avait émis l’idée de réaliser un film sur son sport et Gérard s’était proposé pour en imaginer le scénario, car il aimait écrire. Il avait mené une enquête de terrain, avec le boxeur, puis avait remis le scénario à Daniel, qui l’avait beaucoup apprécié. Mais le film n’avait jamais été tourné. Les activités de la maison de jeunes avaient périclité ; l’atelier cinéma, faute de moyens, avait fermé, et ses membres s’étaient perdus de vue.

Seuls Daniel et Gérard avaient continué de se voir. Le cinéma était la deuxième passion de Daniel, avec l’aviation. Il rêvait de devenir réalisateur. Mais il avait du mal à organiser ses idées. Gérard, lui, avait une tête bien rangée et maîtrisait l’écrit. Malgré tout ce qui les séparait, leur association était apparue très naturelle. Ils se mirent ainsi à concevoir et réaliser des petits courts métrages, tantôt sur une idée de Gérard tantôt sur une idée de Daniel.

C’était au cours de la présentation d’une de leur production dans une maison de jeunes de la banlieue parisienne que Daniel avait fait la connaissance de Joël, un jeune aventurier qui parcourait le monde et qui, au hasard d’une de ses périples, s’était ému de la condition des occupants des bidonvilles de Lima. Il voulait les alphabétiser, leur apprendre les règles d’hygiènes, les soigner, etc… Daniel avait tout de suite sympathisé avec Joël et avait accepté de faire partie de son expédition : il filmerait l’expérience.

Daniel aurait bien aimé que Gérard vînt avec lui. Joël lui-même aurait vu d’un bon œil la présence d’un étudiant en Economie. Hélas, il y eut cette affreuse dispute entre eux, la veille du départ : non seulement Gérard avait pronostiqué un échec total de leur entreprise, mais il avait profité de ce qu’il ne reverrait pas Daniel de sitôt pour vomir tous les griefs qu’il avait accumulé à propos de ses réalisations. En résumé, il lui avait reproché d’avoir été un mauvais réalisateur et de n’avoir jamais su rendre ses scénarios. Cet affreux soir, Daniel avait compris que Gérard n’avait jamais vu en lui autre chose que le réalisateur de ses œuvres, et non pas un ami, à qui on pardonne tout…

Après cette évocation de leur “amitié”, Daniel rentre dans le manoir et va se coucher dans le lit même où il a trouvé le cadavre de Gérard. Malgré les circonstances, il trouve rapidement le sommeil.

Le lendemain, au réveil, il ne lui faut que quelques secondes pour se souvenir dans quelle galère le sort l’a embarqué. Il espère cependant avoir fait un mauvais rêve. Mais quand il se retrouve au-dehors, rien n’a changé : les herbes folles envahissent toujours l’île, et surtout la piste. Son avion est toujours aussi rouillé. Il se dirige donc vers l’appontement pour mettre son plan à exécution. Il retire une à une les planches et commence à les assembler pour former un radeau.

Il ne s’en rend pas vraiment compte, mais la chaleur augmente rapidement. La veille, il faisait un temps d’automne, maintenant, on se croirait en plein été, au point qu’il décide de retirer sa chemise. Quand le radeau est terminé, il retourne au manoir pour récupérer quelques couvertures et d’autres affaires utiles à sa traversée.

Mais voilà qu’en pénétrant dans le manoir, une odeur le saisit de nouveau. Ce n’est plus celle — horrible — du corps pourrissant de son ami Gérard, c’est celle — inattendue — d’un délicieux ragoût de mouton… !

Surpris, Daniel se précipite dans la cuisine et tombe sur une jeune et belle femme brune, qui se présente comme une amie de Gérard répondant au doux prénom d‘Isabelle. Gérard a été retenu sur le continent et lui a demandé de venir accueillir Daniel. Il doit arriver dans la journée.

Daniel comprend que la jeune femme pense qu’il vient d’arriver. Il tente de la détromper, mais en vain. Elle ne croit pas un instant qu’il a atterri la veille car elle vient juste d’entendre le bruit de son hors-bord. Elle ne croit pas non plus que Gérard est mort car elle vient de l’avoir au téléphone. Quant à l’île, il a toujours eu cet aspect là. Daniel continue de se demander dans quelle aventure incroyable son ami Gérard l’a plongé ! Il insiste : il est venu la veille en avion et a atterri sur une piste parfaitement praticable. Il a découvert le corps décomposé de Gérard et l’a enterré dans le seul endroit sablonneux de l’île. Et comme Isabelle reste incrédule, il l’entraîne jusqu’à la piste. En voyant l’avion dans le hangar, elle finira bien par le croire !

En chemin, Daniel est inquiet : et si l’île lui jouait un nouveau tour… ? Au point où elle en est… ! Si l’avion avait disparu… Mais non, il est toujours là, continuant de rouiller dans le hangar. Mais Isabelle lui révèle que cet avion a toujours été dans ce hangar et dans cet état. C’était l’avion de l’ancien propriétaire de l’île. Il s’est abîmé un malheureux jour dans la mer en bout piste en manquant son atterrissage. On a remonté l’avion et on l’a entreposé dans le hangar. Le corps du pilote a été enterré dans le seul endroit sablonneux de l’île…

Daniel n’en croit rien. Il conduit Isabelle à la tombe de Gérard. Cette tombe, c’est lui qui l’a creusée, la veille. Comme Isabelle maintient qu’elle a toujours connu cette tombe, dans laquelle avait été enterré l’ancien propriétaire, Daniel, surmontant son appréhension, décide de creuser la tombe. Et, en effet, au bout de quelques instants, il met à jour un squelette vieux de vingt ans ! Mais quel sortilège, se demande-t-il, règne sur l’île, qui fait tout vieillir en quelques instants ? Daniel n’a pas été fait pour gérer ce genre de situation. Il se sent perdu. Il se raccroche à la seule chose qu’il maîtrise parfaitement encore : son désir. Isabelle est vraiment une très belle femme, brune comme il les aime. Avec du caractère. Et cela fait passer bien des agressions contre sa raison. Et tant mieux, car Daniel n’est pas au bout de ses surprises.

Isabelle, de son côté, ne comprend pas très bien l’attitude de Daniel. Gérard lui a beaucoup parlé de son ami. Il l’a décrit comme un homme responsable, près des réalités, pas comme un farceur ou un affabulateur. Elle se dit prête à le croire, mais qu’il lui explique la présence de hors-bord à côté du sien, amarré à l’appontement… !
Daniel manque de s’étouffer en arrivant à l’appontement : non seulement les planches qu’il a retirées et sciées pour assembler son radeau ont repris leur place mais, effectivement, un hors-bord, dont le moteur est tout chaud, flotte à côté d’un autre bateau, appartenant à Isabelle, avec lequel elle a accédé à l’île.

Le pauvre Daniel n’a bien évidemment aucune explication à donner à tout cela.
Vaincu, il se laisse entraîner par Isabelle vers le manoir où le ragoût, maintenant, doit être cuit, peut-être même archi-cuit !

Daniel, comme un animal, sent d’instinct que, dans la situation où il est, il ne faut surtout pas résister. Il décide donc de croire à la version d’Isabelle et d’oublier ce qui s’est passé depuis la veille. Après tout, peut-être a-t-il rêvé, ou a-t-il été drogué par l’alcool ? Il ne sert à rien de se rebeller, de contester, de vouloir convaincre à tout prix Isabelle. Il préfère laisser faire et voir où tout cela va le mener.

Il déjeune donc avec la jeune femme, dont le charme le pénètre peu à peu. Elle s’est présentée comme la secrétaire de Gérard, mais Daniel a vite deviné qu’elle était sûrement bien davantage pour lui. Il a hâte d’en savoir plus sur elle et surtout sur son ami Gérard. Il l’a laissé étudiant en Economie, il le retrouve installé sur une île au large des côtes bretonnes, il aimerait connaître les épisodes qui lui manquent !

Isabelle lui raconte volontiers la vie de Gérard : il a terminé ses études puis il a fait un peu de commerce, mais très vite, il a voulu vivre de l’écriture. Il a écrit un scénario qui concédait tout à la mode et est devenu très célèbre et très riche. Il a arrêté son métier et a acheté cette île où il s’est retranché pour écrire un livre. Il avait primitivement envisagé un ouvrage consacré aux religions et avait accumulé une impressionnante documentation. C’est à cette époque qu’il avait engagé Isabelle, comme secrétaire et comme documentaliste. Mais, petit à petit, en lisant une multitude de récits moyenâgeux sur les interventions du diable dans la vie des hommes, il a changé sa conception et a décidé d’écrire un ouvrage mettant en scène un diable farceur, qui joue les pires tours aux humains.

Il s’est mis à beaucoup travailler et a demandé à Isabelle de venir vivre sur l’île. Ce qu’elle a accepté. Ils sont devenus amants. Mais Gérard a vite délaissé la jeune femme. Son œuvre sur le diable l’absorbait tout entier mais il la délaissait. Et surtout, physiquement, Gérard n’assurait plus du tout ! Toujours à cause de son œuvre. Si bien qu’elle a fini par rompre. Elle a cependant continué à jouer le rôle de secrétaire, car elle l’aimait encore, et venait régulièrement lui rendre visite sur l’île. Elle emportait des textes à dactylographier et lui rapportait les épreuves à corriger.

Après le repas, Daniel et Isabelle vont se promener sur la plage. Daniel est maintenant tout entier sous le charme de la jeune femme. Ce qu’elle lui raconte de Gérard ne le surprend pas tant que cela. Il était si différent des autres qu’il ne l’imaginait pas faire du commerce toute sa vie. Nécessairement, il répondrait un jour ou l’autre à l’appel de l’écriture et alors, tout aussi nécessairement, il s’isolerait. Les “diableries” non plus ne l’étonnaient pas. Du temps de leur collaboration, déjà, il avait imaginé des histoires assez cruelles où les personnages étaient la proie facile de forces obscures qui leur faisaient perdre la tête, exactement comme lui en à ce moment-là !

L’heure avance et Gérard n’arrive toujours pas. Isabelle est convaincu qu’il va bientôt arriver, même si son retard est plus important que prévu.

Elle reprend son récit : peu à peu, à mesure que Gérard s’est enfoncé dans son œuvre, Le Diable s’amuse, son caractère a changé. Il est devenu très inquiet. Il se mettait en colère facilement. Il prétendait que, la nuit, l’île était le théâtre de phénomènes mystérieux. Il la suppliait de revenir vivre auprès de lui car la solitude le terrorisait. Mais elle n’en a rien fait, pensant qu’il inventait des histoires pour la reconquérir. Elle a rompu définitivement avec lui. Elle a reçu quelques mois plus tard une lettre de lui. Il lui annonçait qu’il avait renoncé à son livre Le Diable s’amuse. Il déclarait avoir rencontré sur l’île le diable lui-même et n’avoir plus du tout envie de le peindre sous le jour d’un farceur bon vivant. Il avait pris conscience que le diable était une chose terrible dont il était devenu le jouet. Isabelle n’avait pas cru un mot de cette lettre et avait considéré que Gérard était devenu fou, hanté par des fantômes intérieurs.
Et puis, le matin même, il l’a appelée pour lui demander d’accueillir Daniel à sa place et elle avoue qu’elle n’a pas résisté à la curiosité. Gérard lui avait tellement parlé de son ami, pour rien au monde elle n’aurait voulu le manquer. Et elle n’est pas déçue ! Daniel lui apparaît bien comme Gérard l’avait décrit : solide, viril, sympathique…

Il n’en faut pas plus pour convaincre Daniel que le fruit est mûr. Quand la nuit arrive enfin, sans Gérard, ils se glissent l’un et l’autre dans le lit même où Daniel a vu Gérard, et ils font l’amour. Mais ils ne sont pas deux dans le lit. Ils sont trois. L’ombre de Gérard plane au-dessus de leurs corps, naturellement. Daniel n’a pas l’impression de commettre un crime : Gérard avait rompu avec Isabelle et, de toute façon, pour lui, faire l’amour n’est jamais un crime… Quant à Isabelle, Gérard l’a tellement “saoulé” avec Daniel qu’elle peut bien s’accorder l’autorisation d’aller y voir de plus près…
Daniel, au contact de la douce Isabelle, réfrène sa brutalité instinctuelle. Il la pénètre lentement et lui sculpte un délicieux orgasme à petits coups de burin.

Après l’amour, tandis qu’elle dort à côté de lui, il repense à la nuit qui a suivi sa rencontre avec Joël à la maison de jeunes. Ils avaient discuté des heures, dehors, sous la pluie. Ils n’arrêtaient pas de se découvrir des points communs et des envies communes. Daniel avait invité Joël à continuer la conversation chez lui… Et pendant des heures encore, ils avaient parlé. Deux heures…, trois heures…, quatre heures du matin… A la fin, Daniel avait proposé à Joël de dormir sur place. Daniel avait disparu un instant dans les toilettes puis, quand il était revenu, il avait découvert Joël étendu, nu, sur son lit, le sexe en érection, les jambes écartées, les bras repliés derrière la tête, dans un total abandon. Joël avait quelque chose de féminin, qui venait sans doute de la grâce de sa silhouette ou de ses cheveux longs. Daniel avait-il, malgré lui, été sensible à l’appel de cette féminité ? Pourtant, là, pas d’ambiguïté possible, c’était bien un sexe masculin qui barrait son ventre ! Daniel avait soulevé les jambes de Joël et l’avait pénétré jusqu’à la moelle, violemment, par plaisir ou défi, en pensant à Gérard, qu’il aimait beaucoup.

Daniel s’endort sur ce souvenir.

Il est réveillé en pleine nuit par une soudaine lumière qui inonde brutalement la chambre. Isabelle a disparu ! Il saute du lit et court dehors vers la source de cette forte lumière. Il est conduit vers la plage et il assiste médusé au spectacle d’une formidable lueur qui a recouvert l’océan et qui se retire peu à peu vers l’horizon. C’est comme une autoroute de lumière, un pont qui a relié la terre aux enfers. Peu à peu, l’obscurité revient sur l’île. Au loin, sur la plage, Daniel aperçoit Isabelle. Il l’appelle. Elle vient vers lui et se plaque contre sa poitrine. Elle est nue, elle aussi, et a froid. Gérard lui avait parlé de cette fabuleuse lumière qui perturbait toutes ses nuits et tuaient lentement son sommeil. Elle ne l’avait pas cru. Qui peut croire qu’il existe un pont de lumière qui relie l’île au diable ? Elle se reproche maintenant d’avoir abandonné Gérard à ce cauchemar.

Serrés l’un contre l’autre, ils regagnent la chambre et font de nouveau l’amour, plus passionnément que la première fois. Car ce n’est plus l’ombre de Gérard qui plane au-dessus de leur corps désormais mais celle du diable lui-même. Et le diable — c’est bien connu — s’y entend pour unir les corps ! On imagine alors quelle intensité leur union atteint sous un tel parrainage…

Le lendemain, Isabelle se réveille la première et va préparer le petit déjeuner. Daniel, saoulé de plaisir, émerge plus tard. Dans la cuisine, il se plaque contre les reins d’Isabelle et la câline en embrassant ses épaules tandis que son membre va et vient comme un métronome sur ses fesses bien rondes.

Isabelle a réfléchi toute la nuit. Elle n’a pas pu fermer l’œil. Elle a contemplé le corps endormi de Daniel et a considéré qu’un corps aussi solide, aussi vigoureux, ne pouvait lui mentir. La vision de la lumière a achevé de la convaincre : elle le croit désormais quand il dit qu’il est venu en avion, a trouvé Gérard en pleine décomposition et a constaté la métamorphose de l’île. Daniel sourit : lui qui n’a jamais été un brillant orateur, il est heureux d’apprendre que son corps a fini par la convaincre. Maintenant, elle est inquiète et souhaiterait quitter l’île au plus vite !

Daniel partage son avis. Ils avalent leurs tasses de café puis se rendent à l’appontement. Hélas ! Les deux hors-bord refusent de démarrer. Daniel se voit contraint de relancer son plan de radeau. Et le voilà qui, de nouveau, retire les planches de l’appontement et les agence.

C’est un long travail, qui l’occupe toute la matinée. Le soleil arrive vite à son zénith et brûle la peau de Daniel. Se peut-il qu’on soit en automne ? Voilà un soleil bien saharien ! Est-ce encore une facétie du diable ?!

Daniel n’a pas encore terminé le radeau quand Isabelle apparaît. Elle le prend dans ses bras et lèche sa sueur. À pleins poumons, elle respire sa transpiration. L’odeur âcre semble l’enivrer. Elle plonge son visage sous le bras du garçon puis, du bout de la langue, elle intercepte une goutte de sueur qui dégouline le long de son flanc et la remonte jusqu’à l’aisselle. Daniel saisit Isabelle par la taille, l’allonge sur le sol et la couvre. Le soleil est si puissant qu’il fait fondre les deux corps en un seul source de plaisir.

Isabelle glisse sous le corps de Daniel et empoigne son sexe. Du bout des doigts, elle en extrait habilement la semence qu’elle recueille dans le creux de ses mains réunies. Elle porte à ses lèvres cette coupe, y trempe ses lèvres puis verse son contenu nacré dans ses entrailles. A côté d’elle, vidé de sa substance, Daniel s’est endormi.

Le froid le réveille bientôt. Un instant, il se demande ce qu’il fait allongé nu sur une plage en plein automne ! Le soleil a disparu derrière d’épais nuages menaçants. Un vent glacial hurle dans les arbres. Isabelle n’est plus à ses côtés. Les hors-bord ont disparu. Les planches de l’appontement ont de nouveau repris leur place et la barque s’est reformée. Daniel, tout à coup, reprend espoir : et si le cauchemar avait pris fin ? Et si tout était redevenu normal, comme avant, comme à son arrivée ? Rapidement, il fait le tour de l’île. Il a raison ! Les herbes folles ont disparu, l’avion dans le hangar est flambant neuf et la tombe dans le seul endroit sablonneux de l’île a disparu ! Il est heureux. Il retourne au manoir avec l’espoir que Gérard l’y attend enfin, comme prévu.

Mais le manoir est désert et silencieux. Daniel va dans la chambre pour s’habiller et là, il découvre Gérard, son ami Gérard, allongé sur le lit, le visage apaisé. Il est encore tout chaud ! On le croirait presque endormi. D’ailleurs, Daniel, un peu fou, le secoue pour le réveiller. Mais il doit vite se rendre à l’évidence, Gérard ne dort pas, il est mort. Et cette fois, il n’y a plus de doute possible : ce n’est pas un corps décharné, attaqué par la vermine qui, au fond, pourrait être celui de n’importe qui, non c’est bien Gérard qui gît sur le lit. Par la porte entrebâillée de l’armoire, Daniel aperçoit des vêtements de femme pendus, ceux qu’Isabelle portait.

Sur la table de nuit, il y a un gros livre et une lettre. Dans la lettre, Gérard demande à Daniel de lui pardonner. Sur l’île, il a fait une terrible rencontre, celle du diable. La bête le tient en esclavage. Il est devenu son scénariste. Il lui demande d’inventer des aventures cruelles qu’il fera subir aux humains. Au fond, il ne devrait pas se plaindre, il a rencontré le réalisateur de ses rêves, et c’est un peu pour cela qu’il a tenu à ce que Daniel vienne sur son île, pour constater par lui-même la qualité de la réalisation ! Mais voilà, c’est une chose terrible d’être le scénariste du diable. Même s’il ne commet aucun crime, il se sent un peu coupable des crimes qu’il imagine. Il pourrait concevoir des histoires plus légères, moins terribles. Mais le diable ne le veut pas et exige de lui toujours plus d’horreur, toujours plus de sang, toujours plus de larmes ! Chaque nuit, il recouvre l’océan d’un tapis de lumière et sur ce pont jeté entre les ténèbres et les humains, il vient chercher les scénarios de Gérard.

Mais Gérard a craqué. Il a proposé au diable de lui livrer son âme en échange d’un dernier scénario. Il écrira une dernière histoire que le diable mettra en scène, et c’en sera fini des scénarios. Et son âme sera à lui.

Quant au livre, c’est le récit exact, à la virgule près ! de l’aventure qu’a vécu Daniel. Bref, c’est le scénario, le dernier écrit par Gérard, le dernier en tant qu’humain. Mais, pour avoir eu pareille idée, l’était-il encore tout à fait, humain, Gérard ?

Daniel enterre son ami Gérard dans le seul endroit sablonneux de l’île puis reprend l’avion et rentre sur le continent en emportant le livre… pardon… le scénario écrit par cet homme qui avait voulu revoir une dernière fois son ami.

Les énigmes du texte

Ce texte est un des plus mystérieux que j’ai jamais écrit.

En premier lieu, je suis surpris que bien que n’ayant jamais vu le film d’André Delvaux, "Rendez-vous à Bray", j’ai conçu en quelques jours une histoire très proche.

Ensuite, le prénom du personnage qui me représente dans la nouvelle, Gérard. Quelques années plus tard, comme je l’ai expliqué dans "Ces vies dont nous sommes faits", je découvrirai ma filiation avec Gérard de Nerval.

Autre prénom énigmatique, Isabelle. Je vais effectivement rencontrer une Isabelle plus tard, qui déclenchera ma recherche sur les vies antérieures, et qui a été elle-même la réincarnation d’une figure rencontrée par Gérard de Nerval.

L’autre prénom, Daniel, vient, lui, de l’acteur Daniel Duval. Mais derrière ce prénom se cache en fait un ami, Christophe, qui est mort l’année suivante, en 1973, dans un accident d’avion...

Cette nouvelle, qui est en fait le récit d’une rupture entre amis, d’une incompréhension, je l’ai souvent vécue, ce qui m’a donné à penser que cette histoire avait un caractère prémonitoire. D’où le fait que je l’ai détruite.


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Retour aux sources !

Pour répondre aux nouveaux usages d’Internet, j’ai décidé d’enregistrer des versions sonores de mes différents textes, que ce soit les articles de mon blog ou mes écrits littéraires : nouvelles, romans, récits et documents.

Je me suis en effet rendu compte que la navigation sur Internet se fait désormais avec les smartphones, et lire un texte sur un petit écran n’est pas facile. Et puis la lecture a de moins en moins la cote alors que les "audiobooks" commencent à bien fonctionner...

Cette initiative, qui va me permettre d’élargir mon public, est comme un retour aux sources. Devant mon micro et mon ordinateur, je ne peux m’empêcher de penser à l’époque où j’enregistrais avec mon frère mes "scénarios radiophoniques" sur le magnétophone Grundig que m’avait acheté mon père. J’avais alors 12 ans...! Voir Premiers écrits.

Les techniques ont bien changé depuis, mais c’est un peu du pareil au même !

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  • Ces vies dont nous sommes faits

  • Le récit de l’aventure qui m'a conduit à partir de 1987 de la découverte de mes vies antérieures à l’univers de la boxe pieds-poings et des cités de banlieue.

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